Analyse: les premiers rapports de durabilité des grandes entreprise suisses laissent à désirer

Contexte légal

2024 a marqué un tournant pour les grosses entreprises suisses, avec l’entrée en vigueur de l’article 964 du CO (code des obligations). Fruit du contre-projet indirect à l’initiative pour les multinationales responsable de 2022, elle comporte deux volets : la « transparence sur les questions non-financières » et les « devoirs de diligence et de transparence en matière de minerais et métaux provenant de zones de conflit et en matière de travail des enfants ».

Par conséquence, depuis 2023, les entreprises répondant à certaines exigences (nombre d’employés et employées, bilan, chiffre d’affaires) sont soumises à l’obligation de publier un rapport annuel sur les questions non-financières dans leurs activités. Les premiers rapports sur l’exercice 2023 ont ainsi vu le jour en 2024.

A partir du 1er janvier 2024, l’ordonnance relative au rapport sur les questions climatiques – également fruit du contre-projet à l’initiative pour les multinationales responsables – est entrée en vigueur pour les grandes entreprises suisses. Cette ordonnance oblige les entreprises visées par l’art. 964 du CO à inclure des informations sur les questions climatiques dans leur rapport. Les questions climatiques comprennent l’impact du changement climatique sur les entreprises et l’impact de l’activité des entreprises sur le changement climatique. Les entreprises devront donc publier ces informations pour la première fois sur l’exercice 2024.

En parallèle, la CSRD est entrée en vigueur dans l’Union Européenne. Cette directive oblige les grosses entreprises actives dans l’UE à publier des informations extra-financières (souvent regroupées par l’appellation ESG : environnemental, social, gouvernance). Une obligation bien plus contraignante que l’article 964 du CO car elle est plus détaillée et standardisée (elle se base sur les normes établies par l’EFRAG, soit l’European Financial Reporting Group). De plus, les rapports doivent obligatoirement être vérifiés par un auditeur externe contrairement à la réglementation Suisse qui n’oblige pas la vérification des informations.

Contenu exigé d’un rapport de durabilité

Selon l’art. 964, les rapports de durabilité pour une grande entreprise suisse doit inclure les sujets suivants : l’environnement – notamment les objectifs de l’entreprise en matière de CO2 –, les questions sociales, de personnel, les droits humains et la lutte contre la corruption.

Les entreprises doivent expliquer ces concepts, mais aussi les mesures de diligence mises en place pour les adresser et les indicateurs clés de performance (KPI’s) dans ces domaines. Elles doivent également décrire les risques liés à ces aspects et la manière dont l’organisation gère ces risques.

Le rapport doit être approuvé et signé par l’organe suprême de direction ou d’administration et publié par voie électronique immédiatement après son approbation. Il doit également être validé par l’organe compétent pour l’approbation des comptes annuels.

Première année de reporting : un bilan insatisfaisant pour la Suisse

Le 10 octobre dernier, l’entreprise suisse Ethos a publié les résultats de son analyse sur les assemblées générales et rapports de durabilité. Ethos, qui émet chaque année pour ses clients (des caisses de pension majoritairement) des recommandations de vote pour l’ensemble des AG des entreprises cotées en Suisse, a donc analysé le niveau de transparence, mais aussi la qualité des informations et des données publiées. Les résultats pour les 140 entreprises concernées par cette nouvelle exigence de reporting sont loin d’être satisfaisants :

  • Sur 143 entreprises concernées, seules 75 ont publié un rapport conforme à un standard internationalement reconnu comme la Global Reporting Initiative (GRI). 68 entreprises ont ainsi publié un rapport non conforme à un standard, ce qui limite la comparabilité et l’analyse des résultats.
  • 82 entreprises n’ont pas fait vérifier leur rapport par un auditeur externe, 55 ont soumis une partie seulement de leurs indicateurs à une assurance limitée, et 6 entreprises ont soumis l’ensemble du rapport à une assurance limitée. Aucune entreprise n’a soumis son rapport à une assurance raisonnable.
  • Au niveau des émissions de gaz à effet de serre (GES), 44% des entreprises seulement ont publié les émissions de leurs fournisseurs et 15% ont publié les émissions liées à l’utilisation de leurs produits (scope 3). Cela est particulièrement problématique car les émissions du scope 3 sont généralement les plus conséquentes pour une entreprise. En comparaison, 85% des entreprises ont publié leurs émissions de scope 1 et 78% de scope 2.
  • L’art. 964 demande également que les entreprises publient des objectifs de réduction de leurs émissions de CO2. Or, 28 entreprises seulement se sont fixées des objectifs de réduction de GES validés par un organisme scientifique, et 25 d’entre elles ont été validées comme étant alignées avec un scénario de réchauffement global de 1.5°C pour 2050. 19 entreprises se sont engagées à se fixer de tels objectifs.
  • 5 entreprises du SMI (Swiss Market Index, l’indice qui regroupe les plus gros émetteurs de GES cotés en Suisse) ne se sont pas prononcées sur des objectifs de réduction : UBS, Geberit, Swiss Life, Alcon, et Partners Group.

L’étude est disponible dans son intégralité ici, et démontre que les rapports produits jusqu’à maintenant sont bien insuffisants pour permettre une véritable analyse et une comparabilité entre les entreprises, et éviter ainsi le « greenwashing ». De plus, le fait qu’il n’y ait pas de sanction pour les entreprises qui ne se conforment pas à l’art. 964 réduit considérablement la marge de manœuvre du gouvernement face aux multinationales qui ont peu d’incitations à effectuer le travail de reporting correctement.

Mise à jour du 28 octobre 2024: un second rapport vient d’être publié par l’entreprise genevoise Enfinit. Ce cabinet de conseil a travaillé en collaboration avec l’institut E4S et plusieurs autres partenaires pour analyser l’alignement des rapports suisses avec la Task Force on Nature-related Financial Disclosures (TCFD). Si le rapport note des améliorations dans le traitement des risques climatiques, montrant ainsi une volonté de se préparer pour l’ordonnance relative aux rapports sur les questions climatiques, il souligne cependant de gros manquements sur les objectifs climatiques et les mesures de matérialité financière. Il regrette également le manque d’attention porté à la biodiversité et à l’importance de la Nature dans les opérations des entreprises.

Le rapport intégral est disponible sur leur site internet.

A noter que ces conditions pourraient changer prochainement avec la proposition d’avant-projet du Conseil Fédéral (voir les détails dans la FAQ à la fin de l’article). Ethos soutient ainsi ce projet qui vise notamment à rendre obligatoire le recours à un standard de reporting et à la vérification du rapport dans son entièreté par un auditeur externe.

Quelles sont les bonnes pratiques pour un reporting efficace ?

Si vous êtes une PME désireuse d’entamer une démarche de reporting, nous avons créé des ressources spécifiques pour vous assister dans cette démarche. Notre article de blog sur la rédaction d’un rapport d’impact offre une première structure de rapport avec une explication des concepts essentiels à connaître, et notre guide pour le reporting extra-financier – rédigé en partenariat avec l’Office Cantonal de l’Économie et de l’Innovation (OCEI) de la Ville de Genève, vous donne les outils pratiques pour un premier reporting ainsi que pour mieux comprendre la CSRD.

Plus tôt cette année, la coalition We Mean Business a publié une étude similaire. Celle-ci passe en revue 30 entreprises européennes ayant publié volontairement pour la première fois en prenant exemple sur la directive CSRD. Leur rapport met en avant de nombreux exemples de bonnes pratiques pour l’engagement des parties prenantes, la matrice de double matérialité, le traitement des impacts, risques et opportunités (IRO’s) et l’intégration de la durabilité dans la stratégie et le modèle d’affaires des organisations. Même si la CSRD ne s’applique pas nécessairement à votre entreprise, ces ressources sont très pertinentes pour la rédaction d’un rapport extra-financier exhaustif et qualitatif.

Voici quelques exemples tirés de leur rapport :

  • Matrice de matérialité, Arla Foods
Matrice de matérialité Arla Foods rapport de durabilité
  • Tableau de matérialité, Lamor
Analyse de matérialité Lamor rapport de durabilité
  • Description de l’engagement des parties prenantes de l’entreprise, Givaudan
Engagement des parties prenantes Givaudan rapport de durabilité
  • Analyse de la chaîne de valeur, Ford
Analyse chaîne de valeur Ford rapport de durabilité
  • Émissions du scope 3, Skoda
Emissions scope 3 Skoda rapport de durabilité

Quels sont les recommandations d’Ethos sur les rapports de durabilité ?

Voici les conditions minimums à respecter dans un rapport de durabilité selon Ethos :

  • Le rapport est conforme à un standard de reporting extra-financier reconnu ;
  • Une partie tierce indépendante vérifie le rapport et/ou les indicateurs pertinents ;
  • Le rapport couvre les enjeux matériels avec des indicateurs quantitatifs ;
  • Le rapport contient des objectifs ambitieux et quantitatifs sur les enjeux matériels ;
  • La société atteint de façon systématique ses objectifs. Il ne doit en tout cas pas exister de détérioration des indicateurs clés sur les enjeux matériels sur une période de 3 ans ;
  • La société doit soumettre un vote annuel sur son rapport climatique et respecter ou s’être engagée à respecter les critères du point 2.3 de leurs lignes directrices de vote ;
  • Une certitude quant à la qualité, la véracité et l’exhaustivité des informations fournies ;
  • Le rapport de durabilité est disponible suffisamment tôt avant l’assemblée générale ;
  • Le conseil d’administration accepte de communiquer toutes les informations importantes et répond de manière satisfaisante à des demandes légitimes de compléments d’information ;
  • Le rapport de durabilité doit traiter des éventuelles controverses concernant la société

Les prochaines années devraient voir une forte augmentation de l’analyse des rapports de durabilité en Suisse et en Europe. Nous espérons fortement que ces études vont pousser les entreprises à investir d’avantage d’efforts et de ressources dans la publication d’informations non financières auprès de leurs parties prenantes et du grand public. La période de consultation pour le projet de modification de l’art. 964 s’étant tout juste terminée le 17 octobre dernier (voir FAQ), nous devrions bientôt savoir si la Suisse décide de s’aligner avec l’Europe ou non.

FAQ

Les entreprises en Suisse doivent rédiger annuellement un rapport extra-financier lorsqu’elles remplissent toutes les conditions suivantes :

  1. Être une société d’intérêt public ;
  2. Atteindre au cours de deux exercices consécutifs, conjointement avec une/plusieurs entreprises suisses ou étrangères qu’elles contrôlent, un effectif de 500 emplois à plein temps au moins en moyenne annuelle ;
  3. Dépasser pour deux exercices consécutifs, conjointement avec une/plusieurs entreprises suisses ou étrangères qu’elles contrôlent, au moins une des valeurs suivantes :
    1. Un total du bilan de 20 millions de francs CHF ;
    1. Un chiffre d’affaires de 40 millions de francs CHF ;

Les entreprises qui sont contrôlées par une autre entreprise sont libérées de cette obligation.

Le Conseil Fédéral a soumis en juin 2024 un projet de modification de l’art. 964 du CO afin de s’aligner sur les directives européennes – la CSRD en particulier. Ce dernier modifierait les conditions de conformité à l’obligation de reporting pour les entreprises. La période de consultation a pris fin le 17 octobre 2024.

Si le projet est validé, les entreprises dont l’effectif dépasse 250 emplois à temps plein seront concernées par l’obligation de transparence, contre 500 dans le droit actuel. De même, il suffira désormais que l’entreprise dépasse deux des trois seuils fixés (total du bilan, chiffre d’affaires et nombre d’emplois à plein temps) pendant deux exercices successifs pour entrer dans le champ de l’ordonnance. Cela signifie par exemple que des PME cotées en bourse comptant moins de 250 emplois à plein temps, mais remplissant les deux autres conditions, devront désormais se soumettre à l’art. 964 (à l’exception des microentreprises cotées en bourse). Finalement, il ne sera plus possible de renoncer à publier des informations.

L’avant-projet impose également une vérification des rapports de durabilité des entreprises en Suisse par une entreprise de révision ou un organisme d’évaluation de la conformité des informations.

Le reporting non-financier est important pour plusieurs raisons.

Premièrement, cela permet de vérifier les avancées des entreprises en matière de développement durable. Ainsi, les entreprises auront davantage de difficultés à adopter des pratiques de « greenwashing » car ces rapports les forcent à faire preuve de transparence envers leurs parties prenantes. Le rapport permet également de valoriser les avancées des organisations en matière de responsabilité sociétale (RSE).

Le reporting extra-financier est également un levier important pour pousser les entreprises à intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie de long terme. L’évaluation de la performance extra-financière requiert en effet une approche de double matérialité : l’entreprise analyse sa matérialité financière (quels sont les impacts des enjeux ESG sur mon activité d’entreprise ?) et sa matérialité d’impact (quels sont les impacts de mon activité sur les enjeux ESG ?). Par conséquence, le rapport de durabilité permet une analyse approfondie de ces éléments et leur prise en compte dans les décisions de l’organisation. Cela confère également à l’entreprise une responsabilité envers la société et l’environnement, avec des impacts qui deviennent visibles et mesurables dans le temps.

Les éléments non-financiers à prendre en compte dans son rapport comprennent par exemple la santé et sécurité au travail, le traitement d’un produit sur l’entièreté de son cycle de vie, l’utilisation ou non d’énergie renouvelable, l’épanouissement des collaborateurs et collaboratrices, le respect des droits humains le long de la chaîne de valeur, la gestion des déchets, l’établissement d’une charte éthique pour ses fournisseurs, les mesures de protection de l’environnement, etc.

Une étude de PwC auprès d’entreprises ayant entamé des démarches de reporting met en avant plusieurs barrières pour les équipes responsables. Les principales difficultés mentionnées concernent la complexité du processus et le manque de ressources à disposition pour l’établissement du reporting. Le manque de temps et de compétences techniques spécifiques fait également partie de la liste. Finalement, une partie des personnes sondées notent un manque de soutien de leur direction dans ces démarches.

La rédaction d’un rapport RSE est un travail complexe et fastidieux. Cela demande des ressources et une collaboration de la part de tous les secteurs d’une entreprise. C’est pourquoi il est capital que les entreprises comprennent les enjeux derrière cette démarche et mettent en place un plan de communication interne pour les collaborateurs et collaboratrices afin de faciliter au maximum le travail des équipes en charge de la collecte de donnée et de la rédaction du rapport. Le dialogue avec les parties prenantes est également un élément essentiel pour la bonne intégration de leurs préoccupations dans le rapport.

Pour en savoir plus 

  • Découvrez les ressources de la Coalition pour des multinationales responsables en Suisse ;
  • Apprenez-en plus sur les Objectifs de Développement Durable des Nations Unies et sur comment les utiliser en entreprise ;
  • Lisez notre article sur les bonnes pratiques pour la rédaction d’un premier rapport d’impact ;
  • Vous êtes une entreprise basée dans le Canton de Vaud qui désire entreprendre une démarche de développement durable ? N’hésitez pas à regarder les aides financières proposées par Viva-Vaud : vous pouvez même bénéficier d’une aide pour un mandat d’accompagnements en durabilité !
  • Pour en apprendre plus sur les enjeux de responsabilité des entreprises (biodiversité, achats responsables, mode de production, réchauffement climatique, gestion des déchets, empreinte carbone, préoccupations sociales, chaîne de valeur, etc.), parcourez nos articles et prises de position sur notre blog
  • Vous désirez savoir comment améliorer votre performance sociale et environnementale ? Contactez-nous pour une analyse extra-financière de votre entreprise et la co-création d’une feuille de route adaptée à vos besoins !
  • Vous désirez formaliser vos engagements à travers une certification ou un label RSE ? Nos consultantes sont à votre disposition pour discuter d’un accompagnement adapté à votre organisation et mettre en place des mesures d’amélioration continue.

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