Image tirée du film « Sauvages » de Claude Barras
Cela faisait un moment que je n’avais pas écrit un article de blog. Cette dernière année, j’ai eu la chance de m’appuyer sur l’excellente plume de Margot, grâce à qui nous avons découvert l’intégration de la Nature dans les organisations, et comment lui donner une voix au conseil d’administration ou même en tant qu’actionnaire (voir notre article de blog).
Nous avons beaucoup échangé à ce sujet à l’interne et l’externe. Nous en avons même fait le sujet d’une conférence et un site dédié. Ces échanges m’ont profondément questionnée. Sur mon travail. Sur mon engagement. Sur la participation citoyenne, associative, militante. Et, finalement, sur ce pour quoi je me bats.
Avec trois autres entreprises, Loyco, LiiP et Adastra Sustainability, nous avons entamé un travail de réflexion avec Nature Governance Agency pour explorer comment intégrer la Nature dans nos pratiques professionnelles.
Mais, comme souvent, avant d’arriver à une destination, il y a un cheminement. Un chemin qui bouscule, qui interpelle. Car avant de savoir comment intégrer la Nature dans notre travail, encore faut-il définir ce qu’est la Nature.
Et ce chemin m’a conduite à une évidence : la Nature, c’est Nous.
Nous ne faisons qu’un.
Nous sommes les coraux dont nous devons faire le deuil avec le franchissement du seuil de +1,5 °C.
Nous sommes les milliers d’espèces qui disparaissent.
Nous sommes les glaciers qui fondent à vue d’œil.
Nous sommes les montagnes qui s’effondrent.
Nous sommes aussi les arbres qui respirent, les forêts qui guérissent, les rivières qui chantent, les oiseaux qui migrent, les graines qui germent.
Nous sommes la Nature.
Nous sommes la Nature que nous défendons.
Nous sommes la Nature qui se défend.
Et nous sommes aussi Humains.
Depuis presque deux ans, je me demande : à quoi sert de militer pour « le climat », « la biodiversité », les « limites planétaires », si nous restons indifférents face à un génocide en cours ?
À quoi bon tenter de « sauver la planète » si, en même temps, nous laissons des dizaines de milliers d’enfants être massacrés au nom d’une idéologie suprémaciste, raciste, colonialiste, théocratique – et pour l’argent ?
Car oui, le génocide est un business.
Car oui, investir dans l’armement est rentable.
Et aujourd’hui, de nombreuses entreprises et individus s’enrichissent en massacrant des civils.
Voilà comment fonctionne notre système néolibéral : l’offre et la demande.
Il y a de la demande pour des drones capables d’identifier des enfants et de les tuer. Alors, on les fabrique.
On m’a répété que « ce n’est pas à l’économie de se positionner sur Gaza », que « ce n’est pas le rôle des entreprises de dénoncer », que « ce n’est pas notre guerre ».
Sauf que… si.
Notre silence – individuel, institutionnel – est complice.
Notre argent nourrit ce système :
- par nos impôts, utilisés pour des contrats commerciaux avec un État qui mène un génocide ;
- par nos caisses de pension et assurances, qui investissent dans l’armement ;
- par nos achats de produits et services auprès d’entreprises identifiées comme complices.
Nous avons une voix.
Nous avons du poids.
Nous avons le choix d’ouvrir les yeux – ou de les fermer.
Et nous serons jugé·e·s pour nos actes.
Si nous voulons défendre la Nature, si nous voulons être la Nature, nous avons d’abord le devoir d’être humains. Et de défendre les autres humains, quelles que soient leur couleur de peau, leur confession ou leur origine. Comme nous aimerions être défendus.
La voix à l’humanité
C’est pour cela que, face à tant d’horreur et de déshumanisation, je souhaite donner aujourd’hui la parole à Antoine André. Il incarne, à mes yeux, une grande humanité : en participant à la marche à Gaza pour briser le blocus d’Israël, et en donnant régulièrement la parole à des expert.e.s, médecins et activistes sur le terrain dans son podcast The Swissbox Conversation.
Que son témoignage vous inspire, vous donne du courage, et vous rappelle l’humanité qui vit en nous toutes et tous, dans cette Nature profonde qui fait que nous ne sommes qu’UN.
Antoine André: qui es-tu?
« Curieux de tout, relié à ce qui m’entoure et animé par une fibre humaniste, je préfère me présenter par ce que je suis plutôt que par ce que je fais. C’est cette disposition intérieure qui m’a conduit vers l’indépendance dans mes activités, la facilitation en gouvernance partagée notamment, la création de projets collectifs comme une épicerie participative plus précisément et récemment, mais aussi – plus singulièrement peut-être – vers une ardente attention portée aux tragédies qui traversent notre monde et ses habitants. J’y vois une responsabilité née des privilèges immenses qui m’habitent et que je ne peux évidemment ignorer.
Pourquoi t’être intéressé à la cause palestinienne?
Il y a vingt-cinq ans, alors que je voyageais autour du monde, j’ai pris conscience de ce qui se passait en Palestine au travers les écrits de Noam Chomsky. J’ai senti, très vite, qu’il ne s’agissait pas d’un sujet parmi d’autres mais du cœur battant de la question de la liberté et de l’émancipation des Hommes. Pour moi, une sorte de centre névralgique pour l’avenir du monde. Depuis la Nakba de 1948 jusqu’à la violence inouïe qui s’abat aujourd’hui sur Gaza, je vois une continuité implacable. Ce qui se déploie là, je le reconnais comme une entreprise de destruction absolue, un génocide, et une volonté de subjuguer l’autre que j’imaginais, peut-être trop naïvement, avoir généralement laissé derrière nous. Israël en est clairement l’instrument direct, certes, mais l’Occident en est l’architecte et le garant. Face à cela, étant moi-même un occidental, je n’ai pas eu d’autre alternatives que d’élever mon niveau d’engagement, de chercher de nouvelles formes de résistance et de participer à l’éveil des consciences à laquelle nous invite aujourd’hui les Gazaouis plus que jamais.
En m’alignant sur le sort de la Palestine, une justesse s’impose en moi. Elle prend la forme d’un mélange de colère, de tristesse et de compassion, et elle guide mes actes ou en tous cas les aligne et les équilibre. C’est dans cette proximité avec eux au travers de nos luttes communes que je retrouve une part essentielle de mon humanité. Fort de cela et pour répondre à votre question, les « risques » que j’ai pris lors de la marche globale pour Gaza, au Caire, paraissent alors bien dérisoires comparés à ce que vivent les Palestiniens au quotidien. En tant que père de famille, cette décision, je l’ai prise évidemment aussi avec mon épouse. Elle, Sud-Africaine marquée par l’histoire de l’Apartheid, a immédiatement reconnu la nécessité de mon engagement et m’a soutenu sans réserve.
Pourquoi as-tu décidé d’agir et prendre des risques?
Agir, pour moi, c’est d’abord refuser de détourner le regard. C’est interpeller nos autorités pour qu’elles rendent des comptes en période de génocide car nous en sommes tous responsables. C’est signer des pétitions, comme celle que nous avons menée à Morges pour pousser la Municipalité à rejoindre le timide appel des Villes pour Gaza destiné au gouvernement suisse complice par son silence mais surtout pas son inaction. C’est aussi marcher, bien sûr manifester, rejoindre des associations de résistance, inventer de nouvelles manières d’agir, témoigner, soutenir celles et ceux qui s’exposent. Je vois toutes ces actions comme autant de leviers pour une seule fin : maintenir vivante la présence palestinienne et préserver la liberté profonde qui fait briller sa beauté, car si elle venait à disparaître, c’est l’humanité entière qui s’éteindrait avec elle. Cela peut peut-être sembler paradoxal lorsque l’on crie « free Palestine » mais c’est à vrai dire, nous, que nous libérons à l’énoncé de ce slogan car leur liberté est inconditionnel, elle appartient au cœur, elle est la source de leur résistance véritable.
Mes amis palestiniens me le rappellent sans cesse : la menace la plus indicible est celle de l’effacement. Gaza aujourd’hui n’est pas une abstraction statistique, ce sont des prénoms – Aassi, Mohammed, Nabila, Houday. Ce sont des villes – Jabaliya, Deir El-Balah, Beit Lahia. Ce sont des histoires, des visages, des vies debout dans leur dignité.
Dire que « la guerre, c’est mal » est une évidence. Mais cette évidence ne suffit pas. Je crois que nous devons devenir des guerriers pacifiques, c’est-à-dire des êtres qui s’engagent pleinement. Car dans la destruction menée par Israël et ses soutiens, je ne vois aucune symétrie : il y a un oppresseur et un opprimé, un colonisateur et un colonisé, un affamant et un affamé. Le camp à choisir ne fait pour moi aucun doute.
Je considère la colonisation comme l’ultime visage d’un empire impérialiste en déclin, qui, dans sa chute, libère ses exactions les plus cruelles. L’Occident porte une responsabilité pleine et entière dans cette mécanique. Ma responsabilité, elle, je la situe dans la critique et dans le combat de cette logique mortifère. Je dis haut et fort : « Pas en mon nom ». Face à un génocide, je considère cette colère et ce refus ferme face à ces dessins des plus sinistre ne sont rien d’autre que nécessaires. La réponse des humanistes doit être à la hauteur de l’horreur de la situation.
Pourquoi est-il essentiel de se mobilier?
En tant qu’activiste, résolument anti-sioniste, et ancien élu écologiste, je perçois clairement le lien entre le génocide et la destruction de la nature et ses habitants. Je sais que la racine est la même : l’inconscience et la peur. Une peur qui, en Israël, se transforme en obsession de survie pour la majorité, au point de répéter d’une voix : « il faut tuer avant d’être tués ». J’y vois les séquelles d’une histoire atroce, jamais vraiment guérie, qui date de la 2e guerre mondiale mais peut-être même bien de plusieurs millénaires et qui resurgit sans cesse sous des visages nouveaux. En parallèle, je sais aussi que préserver la nature n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour que la vie, et particulièrement la vie humaine, puisse s’épanouir avec dignité et inspiration. Ainsi et tant que nous restons prisonniers de la loi du plus fort, œil pour œil, dent pour dent, empli de haine et de ressentiment nous ne faisons qu’alimenter le nihilisme et nous précipiterons vers notre perte. Pour moi, lutter contre la guerre et la violence, c’est œuvrer à transmettre à mes enfants un monde non seulement habitable mais surtout véritablement libre. «
Pour aller plus loin
Article du Washington Post avec la liste des noms d’enfants tués pendant le génocide, jusqu’en juillet 2025
Livre Genocide.Bad de Sim Kern
Livre One day everyone will have been against this de Omar El Akkad