Gouvernance de la Nature: comment intégrer le vivant dans vos prises de décisions ?

Et si l’on donnait à la Nature une place autour de la table ? C’est le pari qu’a fait l’entreprise britannique de cosmétiques Faith in Nature en 2022, devant ainsi la première entreprise au monde à représenter la Nature dans son conseil d’administration. Depuis, d’autres modèles ont émergé pour donner une voix à la Nature dans les organisations. Le dernier en date : la société à mission française Norsys, entreprise de services numériques et fondatrice du modèle permaentreprise, attribue à la Nature un siège et un vote au sein de la fondation actionnaire qui contrôle le groupe. Quel est ce phénomène encore peu connu en Suisse qui consiste à personnifier la Nature dans les organes de gouvernance des entreprises ? Quels impacts sur la performance financière et extra-financière des organisations ?

Dans cet article, nous vous expliquons ce qu’est la Nature Governance ou gouvernance de la Nature, un sujet auquel The Positive Project s’intéresse de très près.

Une réflexion autour de la place de la Nature

Les origines de ce phénomène reposent dans une réflexion plus générale autour de notre rapport à l’environnement et aux écosystèmes avec lesquels nous interagissons tout au long de notre existence. Quelle est la place de la Nature dans nos entreprises, et plus largement dans nos sociétés ?

Pendant de nombreuses années, l’environnement et la biodiversité n’étaient pas considérés comme des êtres ayant une valeur intrinsèque. Leur valeur découlait purement de l’utilité qu’ils pouvaient avoir pour les êtres humains : comment les ressources naturelles peuvent-elles servir à faire croître une entreprise ?

Les êtres humains sont considérés comme des entités naturellement méritantes de vivre : il est d’ailleurs illégal de blesser ou tuer un autre individu, et une personne peut demander rétribution à une autre si elle se retrouve lésée. Nos sociétés ne reconnaissent cependant pas la même valeur aux forêts, aux océans, ou aux animaux. Pourquoi nous plaçons-nous au-dessus des autres ? Que se passerait-il si l’on donnait aux écosystèmes dont nous dépendons la même valeur qu’à nous-mêmes ?

Que sont les Droits de la Nature?

Ces questions passionnantes ont inspiré un mouvement appelé Rights of Nature qui a pris de l’ampleur au cours des 20 dernières années. Les Droits de la Nature consistent à reconnaître le fait que la Nature – nos écosystèmes, y compris les arbres, océans, animaux, montagnes – a des droits au même titre que les individus. Il faut donc considérer ces droits dans nos décisions afin de ne pas empiéter sur la souveraineté de la Nature. Plusieurs pays ont déjà reconnu une personnalité juridique à la Nature : une forêt en Nouvelle-Zélande, des rivières au Bangladesh, des gorilles en Europe, etc.

L’émergence d’espèces et de zones protégées exprime également une valorisation grandissante de la Nature, même si celle-ci découle généralement d’une vision anthropocentrée : quelles seront les conséquences pour les êtres humains de la disparition des abeilles ou de la fonte des glaciers ? Encore une fois, la Nature est valorisée pour ce qu’elle peut apporter à l’humain et non pas comme entité méritante d’exister en soi.

Comment traduire les Droits de la Nature dans les entreprises ?

En 1995 le chercheur Mark Starik publiait l’article Should Trees Have Managerial Standing ? Toward Stakeholder Status for Non-Human Nature. Cette étude suggérait d’intégrer l’environnement naturel non-humain dans les parties prenantes des organisations. Depuis, d’autres chercheurs ont plaidé pour la considération des entités non-humaines dans les théories des parties prenantes qui forment la base des modèles organisationnels actuels. La Nature joue en effet un rôle essentiel dans la survie et la pérennité des entreprises qui se construisent sur la base des ressources naturelles, et en retour les activités des organisations peuvent avoir des effets dévastateurs – ou au contraire régénératifs – sur les écosystèmes et la biodiversité.

En se basant sur les théories des parties prenantes depuis leur émergence dans les années 80 avec la célèbre définition de Freedman – une partie prenante est toute entité ou groupe qui affecte ou est affecté par la poursuite des objectifs d’une organisation – on peut ainsi considérer que la Nature a tout autant sa place dans les entreprises que les autres fournisseurs, investisseurs et collaborateurs.

Comment dès lors représenter les entités non-humaines dans les organes de gouvernance des organisations ? Plusieurs entreprises ont relevé le défi, chacune à sa manière. L’on trouve des exemples au Royaume-Unis, en Belgique, en France, aux Pays-Bas ou encore en Amérique du Nord.

Les différents modèles d’implémentation

En discutant avec ces entreprises pionnières, un premier constat saute aux yeux : il existe autant de manières différentes d’intégrer la Nature qu’il n’y a d’entreprises.

Premièrement, les entreprises ne définissent pas toutes la Nature de la même manière : certaines entreprises désirent intégrer certains aspects en particulier – des océans, des espèces menacées, etc. – alors que d’autres prennent l’environnement dans sa globalité. De même, la Nature est représentée par un seul individu dans certaines entreprises et par un comité de plusieurs personnes dans d’autres cas. Enfin, les rôles et responsabilité de la Nature varient également d’une entreprise à une autre: actionnaire, conseiller, membre de la direction et/ou du conseil d’administration, les possibilités sont multiples.

Ces éléments dépendent principalement des attentes, besoins et ambitions des dirigeantes et dirigeants à l’origine de l’initiative. Comprendre les raisons derrière l’intégration de la Nature est donc un élément essentiel afin de trouver la forme de représentation adaptée à l’organisation.

Quels sont les impacts de ces représentations sur les entreprises ?

Les organisations ayant testé ces modèles citent de nombreux avantages, dont les principaux sont :

  • Une meilleure compréhension des enjeux environnementaux et sociaux et de leur relation avec les activités de l’entreprise. Donner une voix à la Nature offre un cadre de référence autour de la question « Que dirait la Nature ? » qui sert à guider les décisions stratégiques de l’organisation.
  • Un regard critique pour challenger le fonctionnement de l’organisation. Ces modèles impliquent généralement d’intégrer des individus externes à l’organisation qui pourront ainsi amener un regard nouveau et questionner plus ouvertement le modèle d’affaires et la stratégie de l’entreprise.
  • Un accès élargi à un réseau de spécialistes pour conseiller et informer les organes de gouvernance sur les questions environnementales.
  • L’accès à de nouvelles communautés et une incitation à aller plus loin. Plusieurs entreprises ont eu l’occasion d’étendre leur réseau et de lancer ainsi de nouveaux projets à visée régénérative et de former de nouveaux partenariats. Cela donne également accès à de nouveaux investisseurs ou clients potentiels.
  • La construction d’une stratégie qui permette de pérenniser l’organisation pour les générations futures.
  • Un soutien pour les équipes RSE au sein même de la direction afin de faire de la durabilité une priorité qui puisse s’intégrer correctement dans les opérations de l’entreprise.
  • Une gouvernance d’entreprise innovante, éthique et inspirante.

The Positive Project se lance dans l’aventure !

Nous sommes persuadées qu’il est capital de repenser notre relation au vivant afin de changer nos modes de production et de consommation. Lorsque l’on donne des droits et une reconnaissance juridique à la Nature, on donne également aux individus et aux entreprises une responsabilité de faire respecter ces droits. Définir et reconnaître la territorialité de la Nature peut ainsi constituer une étape importante dans la transformation vers une économie plus durable et résiliente.

C’est pourquoi The Positive Project se lance dans une phase pilote pour tester l’intégration de la Nature en pratique dans les entreprises suisses, en partenariat avec le Earth Law Center (UK). Nous allons ainsi nous former sur la gouvernance de la Nature et tester l’implémentation de ces modèles en pratique. Notre ambition est de pouvoir ensuite accompagner les entreprises suisses dans ces démarches afin de faire progresser la considération du monde naturel en Suisse.

Le projet vous intéresse ? Vous vous questionnez aussi sur la place donner à la Nature dans votre organisation ? Cela tombe bien car nous cherchons d’autres entreprises pour se lancer dans cette aventure à nos côtés ! Contactez-nous pour en savoir plus et créons ensemble la première cohorte suisse d’entreprises engagées en pratique pour la considération de la Nature comme partie prenante des organisations !

Nos partenaires: Earth Law Center et Nature Governance Agency

Dans ce projet nous nous lançons avec l’encadrement de Nature Governance Agency. Cette organisation est une sous-branche du Earth Law Center, une ONG dont le travail consiste à faire avancer et à reconnaître les droits de la Nature dans le monde. Earth Law Center travaille pour faire avancer les lois et politiques liées à la protection de la Nature. Dans ce cadre, le programme Nature Governance Agency (NGA) est né afin de guider les entreprises et les décideurs à prendre de meilleures décisions en prenant les besoins et intérêts de la Nature en considération.

NGA a lancé le programme Nature to Business Sodality afin de guider des cohortes d’entreprises à travers le processus d’intégration de la Nature. Nous travaillons ensemble afin de créer une cohorte en Suisse, et de pouvoir ainsi comprendre et adapter les modèles existants au contexte légal helvétique.

Découvrez des entreprises pionnières

Difficile de parler d’entreprises pionnières dans la représentation de la Nature sans parler de Faith in Nature. Cette entreprise familiale de cosmétiques crée en 1974 s’est donnée pour mission d’assurer à chacun et chacune l’accès à des produits cosmétiques vegan et produits éthiquement.

En 2022, elle a été la première entreprise au monde à nommer la Nature au rang de directeur dans son conseil d’administration. La Nature a ainsi une voix et un vote comme les autres membres du conseil. Un ou deux gardiens.nes représentent la Nature et font entendre les intérêts du vivant non-humain dans les prises de décisions. La Nature a accès à tous les employés ainsi qu’à toutes les données de l’entreprise. Elle peut également demander un budget et une équipe pour certains projets.

Cette biscuiterie belge est une entreprise familiale fondée en 1829 à Bruxelles. Dans une volonté de pérenniser l’entreprise pour les générations futures et de reconnecter leurs activités à la Nature, les directeurs de l’entreprise ont cherché la meilleure manière de faire de leur organisation une entité régénérative. Accompagnés par l’organisation de gouvernance à impact belge Corporate ReGeneration, ils ont ainsi créé un comité de régénération composé de personnes internes et externes à l’entreprise, chargées de représenter en binômes les intérêts de cinq parties prenantes : les générations futures, l’équité sociale, les limites planétaires et la Nature, la mission et prospérité de l’organisation, ainsi que la régénération.

Ce comité – qui ne possède pas de pouvoir exécutif – a pour mission de repenser la stratégie de durabilité à long terme de l’entreprise en tenant compte des intérêts des cinq parties prenantes représentées. D’une fois la stratégie RSE définie, le comité travaille en collaboration avec le conseil d’administration pour formaliser et implémenter les éléments de la stratégie.  Une partie des membres du conseil d’administration sont également membres du comité de régénération (aussi appelé comité d’impact). Ainsi, le comité ne perd pas de vue la réalité opérationnelle de l’entreprise et adapte ses recommandations pour qu’elles soient réalistes et adaptées aux moyens de l’organisation.

Le Nieuwe Institute est le musée national des Pays-Bas pour l’architecture, le design et la culture digitale. La mission de cette institution est de rassembler les gens autour de thématiques sociétales majeures – la crise climatique, l’émergence de l’intelligence artificielle, la crise du logement, etc. – en mettant en avant le travail d’artistes au travers d’expositions et d’activités. C’est au sein de ce musée que le modèle Zoöp a été développé et implémenté pour la première fois.

La certification « Zoöp » est une création du Zoönomic Institute. Elle récompense les entreprises qui ont intégré les intérêts des entités non-humaines dans leur modèle de gouvernance à l’aide de deux mesures complémentaires. Premièrement, une formation pour transformer l’entreprise en organisation régénérative. Deuxièmement, l’intégration d’un Speaker for the Living comme conseiller auprès du conseil d’administration et responsable du suivi de la formation pour les collaborateurs de l’entreprise. Cet individu externe à l’entreprise assiste le conseil d’administration sur les décisions qui impactent la Nature. Il ou elle apporte son expertise sur des projets spécifiques tels que les potentielles répercussions sur les habitats naturels d’installer des panneaux solaires ou encore la meilleure manière de faire coexister des expositions temporaires en plein air et la biodiversité existante.  

Pour en savoir plus:

  • Parcourez des cas concrets d’entreprises pionnières dans le Onboarding Nature Toolkit de Nature Governance Agency en collaboration avec B Lab Benelux et Nyenrode Business University.
  • Lisez les écrits passionnants de Bruno Latour et Val Plumwood sur « l’agentivité » de la Nature.
  • Découvrez l’histoire des Droits de la Nature et son évolution à travers le temps.
  • Retrouvez nos articles et prises de position sur notre blog.